« Le FESPACO doit se penser pour le futur », Dr Boukari Sawadogo, professeur de cinéma à la City University of New York

Connu pour avoir été désigné meilleur enseignant du programme Black Studies en 2022 aux Etats Unis et avec bien d’autres distinctions, le professeur de cinéma à la City University of New York, Dr Boukari Sawadogo, prend part à la 29è édition de la biennale du cinéma africain. Dans cette interview, il se prononce au micro de C’Finance sur l’industrie cinématographique africaine. Selon cet enseignant-chercheur en cinéma, le film est aussi et surtout un produit et les professionnels du cinéma doivent penser à sa dimension commerciale afin d’intéresser les financiers. Dr Sawadogo estime également que les organisateurs du FESPACO doivent se projeter pour imaginer et implémenter ce qu’ils souhaitent que le festival soit pour les 50 prochaines années.
C’Finance (CF) : Vous avez fait la une des médias avec le titre de meilleur enseignant aux Etats-Unis. Permettez à nos lecteurs de savoir davantage sur vous.
Dr Boukari Sawadogo (B.S.) : Je suis Dr Boukari Sawadogo, professeur de cinéma à la City University of New York. J'ai fait mes études au Burkina, à l'université Joseph Ki Zerbo. Après cela, je suis allé à Dakar, à l'université Cheikh Anta Diop, puis je suis revenu au Burkina avant d'aller continuer mes études aux Etats-Unis, là où j'ai fait un master, puis un doctorat. Depuis une dizaine d'années maintenant, je suis professeur d'université. Mes recherches portent sur le cinéma africain, dans l'œuvre, la diversité. Aussi, je suis promoteur d'un festival de cinéma d'animation à Harlem, le quartier historiquement Noir de New York.
CF : Peut-on en savoir davantage sur les différentes distinctions que vous avez eues en tant qu’enseignant ?
B.S. : Je fais déjà une correction. Ce n'est pas le meilleur enseignant des Etats-Unis. Non, mais c'est l'un des meilleurs enseignants du système universitaire CUNY qui réunit 25 campus de la ville de New York avec près de 500 000 étudiants.
J'ai dirigé ce consortium d'universités et j'étais l'un des meilleurs. Et après, en 2022, j'ai été désigné meilleur enseignant de l'année dans le programme Black Studies. Et pour cette année académique 2024-2025 qui a commencé pour nous en août dernier, j'ai été sélectionné pour occuper la chaire d'art et d'humanité à l'Université de New York. Voilà un peu les différentes distinctions que j’ai pu obtenir.
CF : Quelles qualités ou compétences ont été prises en compte pour vous valoir ces différentes distinctions ?
B.S. : Je dirais que c’est surtout la recherche, les publications d’écrits d'une certaine qualité scientifique. C'est vraiment cette productivité intellectuelle qui m'a prévalu ces distinctions. C'est un peu difficile de parler de soi, mais en tout cas, je suis l'un de ceux qui produisent actuellement de façon constante et qualitativement sur le cinéma africain. Je ne parle pas uniquement du Burkina mais du cinéma africain.
CF : Vous êtes présent au Burkina Faso dans le cadre de la 29e édition du FESPACO. Quel est votre regard de chercheur sur le cinéma burkinabè en particulier et africain de manière générale ?
B.S. : Le cinéma burkinabè est à une période de transition au même titre que le cinéma africain. Je sais qu’à chaque édition du FESPACO, les Burkinabè se demandent à quand le Yennenga d’or.
Pour moi, on est dans une période transitoire. Mais cela ne signifie pas que la génération actuelle n'est pas talentueuse ou qu'elle ne produit pas de bons films. Il faut qu'on pense le cinéma africain dans la totalité. Pendant que nous produisons de la qualité, les autres aussi produisent et de la qualité.
Au niveau du financement, il y a des mécanismes que les autres pays ont mis en place qui leur ont permis de rattraper le Burkina, et dans certains cas nous dépasser.
Pour parler de transition, les sources de financement étaient principalement étatiques, historiquement. On est passé à une certaine diversification avec des organisations internationales, comme l'Organisation Internationale de la Francophonie, ou d'autres guichets internationaux. Mais après, à partir des années 2005-2010, on a un retour en force de l'État dans le financement.

Au Burkina, ici, on a le Fonds de Développement Culturel et Touristique. Au Sénégal, en Côte d’Ivoire, il y a des institutions publiques de financement de productions cinématographiques. Il y a 3 ou 4 ans, le Ghana aussi a mis en place une structure. Lors de la cérémonie d'ouverture de ce FESPACO, le ministre tchadien de la Culture disait que son pays aussi allait mettre en place une structure avec un budget de 100 milliards F CFA.
Il y a aussi les modes et les habitudes de consommation du produit cinéma. Avant, c’étaient prioritairement les salles. Mais maintenant, il y a les options sur les téléphones en ligne, le streaming, il y a différents supports. Je ne veux pas l'encourager, mais à un certain moment, il y avait les clés, les DVDs piratés. Il y a donc eu ce changement et je dirais qu’au Burkina, à l'image de l'Afrique, et même à l'image du monde, le cinéma change. Même aux Etats-Unis.
CF : Pourquoi l'Afrique peine-t-elle à créer cette industrie cinématographique ?
B.S. : Si j'avais la réponse à cette question, j'aurais résolu tout le problème, sans aucune prétention. Je vous donne un exemple. Peut-être que vous allez penser que la question n'est pas liée, mais elle est liée et elle vous donne une idée des difficultés. Actuellement, avec le transfert mobile, vous pouvez payer quelqu'un qui est en Guinée, en Côte d'Ivoire. Mais figurez-vous que pour consommer des produits filmiques en ligne, jusqu'à présent, on n'a pas de système de paiement transnational. Supposons que vous avez une plateforme de streaming de cinéma africain, ici, au Burkina, quelqu'un qui est en Afrique du Sud, le soir, qui veut regarder un film, la personne aura des problèmes avec le paiement, ça va prendre du temps.
C'est pour dire que même si on convainc le public, on n'a pas les infrastructures transnationales qui permettent un peu cette libre circulation, non seulement au niveau du paiement des images, mais surtout le coût est prohibitif. Je prends cet exemple pour dire qu'au niveau des infrastructures, on doit mettre en place des infrastructures un peu transnationales qui permettent au niveau du flux financier de consommer.
Cela dit, je reviens un peu à l'approche au cinéma. Nous avons toujours eu, je ne parle pas des pays comme le Nigéria, qui a une autre tradition, mais pour les pays d'Afrique subsaharienne francophone, un modèle cinématographique où c'est l'État qui porte le cinéma, qui a historiquement porté le cinéma.
À un certain moment, on sait que l'État a des priorités. Et si on vous disait quel est le budget de l'État burkinabè consacré à la culture. Je ne vous parle pas du cinéma d'abord. Il y a peu de pays africains qui consacrent 2% ou 5% de leur budget à la culture. Même si on part sur le paradigme que c'est l'État qui porte le cinéma, si son budget alloué à la culture ne dépasse pas 2% ou 5%, dans lequel il faut déduire pour le cinéma…
L’Etat a plusieurs priorités de développement. Il faut donc forcément d'autres acteurs. Comment inciter ces acteurs ? C'est la raison pour laquelle il faut qu'on change notre attitude, notre conception du cinéma comme de l'art tout en occultant la dimension business. Il faudrait qu'on amène les deux sur la table et qu'on en parle. Une fois qu'on change la conception, qu'on intègre que c’est du business et que le cinéma c'est un produit, je ne le dis pas pour vider le cinéma de son côté artistique, mais si on accepte qu’il y a un aspect business, alors, dans le projet de dossier qu'on dépose pour le financement, on doit avoir un business plan, qui prévoit comment faire pour que ce film-là permette de recouper l'investissement et de dégager une marge de rentabilité pour par exemple financer le prochain film.
CF : Plus concrètement, comment est-ce qu'on peut intéresser ces acteurs privés ?
B.S. : Je pense aux institutions financières. Il y a les banques. La réalité est que les banques sont là pour fructifier les revenus, les placements. Alors, faisons du cinéma un placement, comme l'immobilier.
Il faut que les cinéastes réfléchissent en business plan. Au niveau des banques, l'État peut se proposer d'être garant. Car si les banquiers sont frileux ou ne veulent pas aller sur le produit cinéma parce qu’ils se disent que le risque est élevé, il faut peut-être que l'État, à un certain moment, joue le rôle de garant jusqu'à ce que l'écosystème commence à se développer et que l'État retire les échafaudages lorsque la structure se tient d’elle-même.
Pour moi, les structures qui ont de l'argent frais mobilisable immédiatement, ce sont les banques. Il y a aussi les loteries nationales. Si chaque année, elles financent au moins un film, pas de saupoudrage, je parle d’un montant conséquent, sur un certain nombre d'années, 2 ans, 3 ans, pour voir comment rentabiliser ce produit.
En plus des banques et des loteries nationales, il y a les caisses de retraite, de prévoyance sociale. Je le dis parce qu'aux Etats-Unis, ce sont des structures qui font des placements en bourse. L'argent de la retraite n’est pas comme si on cotise et ça dort. C'est fructifié quelque part et le cinéma aussi peut être, un produit pour faire fructifier cet argent. J'utilise sciemment le terme produit.
Il y a également les entrées en salles, mais au-delà, il y a le streaming. Est-ce qu’il existe des structures locales de streaming ou faut-il approcher les géants du streaming américain, c’est à nous de voir en termes de stratégie, la plus pertinente.
L'Union africaine a une structure qui s'occupe du cinéma au niveau continental, il y a aussi la fédération des professionnels du cinéma, la FEPACI. A un certain moment, on peut convoquer des assises, nationales, sous régionales, pour mettre tous les acteurs autour de la table et réfléchir.

CF : Il y a aussi les chercheurs ; comment voyez-vous votre rôle dans la mise en place de cet écosystème de l’industrie africaine du cinéma ?
B.S. : C'est une question qui est un peu lancinante. Le rapport entre le cinéaste et le chercheur est souvent ramené schématiquement à la différence entre la théorie et la pratique. Mais une fois qu'on s'inscrit dans une démarche binaire, vous êtes sûr que vous allez toujours vous trouver dans un cul de sac.
C'est vrai que les chercheurs, par la nature de leur travail, ne font pas de réalisation. Mais certains d'entre eux font de la réalisation. Moi par exemple, j'ai réalisé un documentaire, et une web-series.
Toute création commence par la réflexion. Même les praticiens, font de la réflexion. C'est de la réflexion que vient tout le reste, la construction du film. Et on finit aussi par la réflexion. C'est ce côté, souvent, qui ne vient pas à l'esprit du grand public, ou plus souvent, du monde du cinéma.
Figurez-vous que vous êtes réalisateur, vous finissez votre film, voilà, ça passe en salle, il y a le festival, les médias, le film fait sa vie, son parcours, et puis à un certain moment, le film s'éclipse, il y a d'autres films qui viennent. Maintenant, qu'est-ce qui va rester de ce film ?
C’est avec les critiques et les chercheurs que l'autre vie du film peut commencer. Les chercheurs vont l'enseigner dans les classes soit comme un classique, ou un film qui met en exergue une technique filmique donnée. Et en le faisant, ce chercheur est en train de former le prochain réalisateur. En fait, c'est un cercle, on pense que le chercheur est un peu déconnecté. Non. Le cinéma, c'est un langage qu’il faut maîtriser.
Le cinéma, ce n'est pas seulement de la technicité, la maîtrise de la lumière, de la caméra… Parce que si c'est le cas, à n'importe qui vous enseignez comment tenir une caméra ou avoir une maîtrise de la lumière, pendant un certain temps, il est capable de vous produire des images. Mais est-ce qu’un ensemble d'images fait un film ? Non.
Dans ce sens, si je dis que c’est un langage, il faut savoir qu’il comporte une partie idéologique. Si on dépasse donc le cadre de la technique, on comprend qu'il y a d'autres aspects. Ça implique le travail du chercheur, qui va démontrer que ce film-là s'inscrit soit dans un mouvement plus large, ou bien qu’il est révolutionnaire, innovant, dans un certain nombre d'aspects.
CF : Le problème du cinéma africain est-il seulement financier ? N'y a-t-il pas d'autres leviers sur lesquels actionner ?
B.S. : Je risque de me faire tirer les oreilles. Il y a quelques années, pendant deux ans, j'étais membre d'une commission cinéma d'une organisation internationale. Je ne vais pas la nommer. Je peux vous dire qu’on peut constater une différence au niveau de la qualité des dossiers qui sont montés. Ce que je veux dire, il faut qu'on travaille beaucoup l'écriture. Si le projet de film n'est pas bien écrit, vous pouvez amener les bons acteurs, les bons réalisateurs, s'ils doivent vraiment se coller au scénario c'est un peu difficile.
Et là où il y a un manque aussi, c'est celui de producteur. Je parle de vrais producteurs. Ici, on a tendance à résumer le producteur à celui qui amène l'argent, les ressources... Mais le bon producteur, c'est pas seulement celui qui t'amène l'argent. C'est celui qui est capable de te dire : « écoutez, ce projet là où il est, vous voulez passer à la production, mais il n'est pas prêt, c’est toujours à la phase de l'écriture. Ou bien carrément la dimension artistique ». Je ne dis pas qu'il n'y a pas de talent. Mais le talent, lui seul, ne suffit pas.
CF : Et peut-être aussi la question des infrastructures, du matériel…
B.S. : Pour moi, les infrastructures, c'est presque du donné. Parce que même si c'est le matériel de dernière génération, si on ne peut pas l'acheter, on peut à la limite le louer.
CF : Comment est-ce que vous voyez le cinéma africain dans l’avenir, avec l'analyse que vous venez de faire ?
B.S. : Déjà, dans l'immédiat, il faut qu'on fasse très attention, parce que, comme je l'ai dit dans la deuxième édition de mon manuel sur le cinéma africain paru en 2023, il y a un intérêt prononcé des grosses compagnies américaines pour le contenu africain, comme Netflix qui a commencé à faire des coproductions ou des contenus africains.
Cet intérêt pour le marché africain est devenu la dernière frontière. En termes de créativité, il y a des histoires à raconter. En termes aussi de public, de marché. Mais il faut qu'on sache utiliser cet intérêt là pour le développement d'un écosystème local.
Il ne faut pas que ces compagnies viennent faire des coproductions, paient ce qu'ils doivent payer et repartent. On peut leur demander une contrepartie technique, à travers par exemple un partage de savoir-faire et d'expérience. Il peut leur être demandé aussi une contribution en termes d'infrastructures, en lieu et place du payement d’impôts.
CF : La 29e édition du FESPACO bat actuellement son plein dans la capitale burkinabè. Plus de 50 ans après, que retenez-vous de ce festival ?
B.S. : Je vais changer la question, en allant plutôt dans le sens de la prospective qui va nous amener à faire un bilan. On doit se poser la question de savoir, après les 50 ans du FESPACO en 2019, quel FESPACO on veut, quel FESPACO on imagine, quel FESPACO on met en place, on implémente, pour les 50 prochaines années.
La génération passée a porté historiquement le festival, c'était dans un contexte bien précis. Ils ont rempli leurs missions. A présent, on est dans un autre environnement, avec d'autres défis. Comment on peut imaginer ce FESPACO des 50 prochaines années ?
Est-ce que les 50 prochaines années seront toujours à l'aune du cinéma africain ? Je ne dis pas de revenir là-dessus. Néanmoins, sur quels leviers on peut actionner par rapport à ce qu'on a fait les 50 années passées ? Comment on peut améliorer ? Quelles innovations apporter ? A cette édition par exemple, il y a la Semaine de la Critique, c'est une innovation. Il y a aussi les colloques qui, auparavant, étaient organisés conjointement entre la FEPACI et le CODESRIA basé à Dakar. Je vois également que pour cette édition, l'Université de Ouagadougou s'est impliquée.
A un certain moment de l'histoire du FESPACO, il fallait venir à ce festival pour découvrir les talents émergents de l'Afrique, les cinéastes, etc. c'était incontournable. Maintenant, il y a d'autres festivals sur le continent, je ne sais pas à quel point ça impacte, mais je vais utiliser un terme plus présent, en termes de branding, le FESPACO doit se penser pour le futur. Qu’est-ce que le festival veut représenter. Qu’est-ce qu’on souhaite qui vienne à l’idée dès qu’on dit FESPACO.
Pour moi, imaginer le FESPACO des 50 ans à venir ça va nous forcer à faire un bilan sans concession de ce qui a marché, ce qui peut être amélioré…

CF : Quels seraient vos conseils aux jeunes cinéastes qui veulent embrasser le métier ?
B.S. : Je dirais qu’ils doivent savoir que le cinéma est un langage qui ne consiste pas seulement à monter des images, coller et mettre la musique. C’est bon aussi de connaître l’ancrage culturel, historique de l'histoire que vous voulez raconter.
Je pense d’ailleurs qu’il faudrait que dans les écoles, je ne parle pas des universités, mais du secondaire, et même au primaire, il faut qu’on enseigne le cinéma. On peut commencer à intéresser les élèves au cinéma avec un programme adapté. Il ne faut pas que ce soit quand on arrive à l'université, ou quand on devient adulte, qu’on s’intéresse au cinéma.
Dès le jeune âge, il y a des prédispositions, et peut-être que dans une école très loin de Ouagadougou ou des grands centres urbains se trouve le prochain Lupita Nyongo (NDLR : actrice d’origine kényane, primée aux oscars pour son rôle dans le film Twelve years a slave).
Il s’agit donc d'amener le cinéma dans les écoles. Et quand je dis cela, ce n'est pas uniquement aller projeter un film. Des documents pédagogiques, même d'une ou de deux pages, peuvent aider les enseignants dans ce programme. Et ce que je dis, vaut pour la peinture, la danse, l'art, de façon générale, puisqu’on est dans un contexte mondial où c'est davantage l’apprentissage technique qui est valorisé.
Interview réalisée par
Mouni N’GOLO et Ra-Yangnéwindé