Le cinéaste burkinabè, Dani Kouyaté, est présent à la 29e édition du FESPACO avec son film Katanga, la danse des scorpions, en compétition officielle dans la catégorie long métrage fiction. Dans cette interview qu’il a accordée ce 1er mars 2025 à quelques heures de la clôture officielle de cette biennale du 7e art africain, à votre média en ligne C’Finance, le réalisateur revient sur le budget de son film, sur les défis de financement du cinéma en Afrique et sur les défis à relever pour bâtir une industrie cinématographique africaine.
C’Finance (CF) : Vous êtes présent au FESPACO après quelques années d'absence, comment est-ce que vous retrouvez le festival cette année ?
Dani Kouyaté (D.K.) : Le FESPACO est toujours une grosse fête, c'est toujours un grand plaisir pour nous d'être là. Et c'est surtout une grande vitrine pour nous. Vous savez, quand on a son film au FESPACO et qu'on a le succès que nous venons de rencontrer (NDLR : le film a remporté quatre prix spéciaux dont celui de la Semaine de la critique), l'effet médiatique à travers le monde est très grand. Cela veut dire qu'en Europe, en Amérique, partout dans le monde, les gens ont le regard braqué sur le palmarès du FESPACO et sur les films en compétition aussi. Le FESPACO est vraiment pour nous la plus grande façon d'être visible à travers le monde.
CF : Votre film a fait salle comble lors des différentes projections. Quels sont les premiers retours que vous avez ?
D.K. : Les gens sont enthousiasmés par le film et c'est un grand plaisir de voir que le film fait une quasi-unanimité. Au départ, je me disais que j'ai fait un film un peu pour les Ouagalais et même un peu plus largement pour les Burkinabè, car je me suis appuyé sur une de nos langues nationales (NDLR : le film est en mooré). Et j'étais plus ou moins confiant par rapport à la réception du film au Burkina. Mais, j'avais quand même quelques doutes par rapport à la réception internationale du film du fait de cet aspect , et heureusement il s'avère que le public du festival, le public international est tout aussi enthousiaste que le public Burkinabè. Je peux donc dire que c’est un jackpot pour moi.
CF : Et qu’en est-il des critiques, et des avis des spécialistes du cinéma ?
D.K. : J'ai eu le prix de la critique des critiques du cinéma Burkinabè. Pour moi c'est le plus grand honneur, en tant que réalisateur, que je pouvais recevoir.

CF : A votre avis quels sont les plus grands défis pour financer le film en Afrique ?
D.K. : En fait le plus grand défi est de créer un marché, puisqu'on parle du financement. Il n'y a pas de financement sans marché, sinon ce sont des subventions. Si on veut vraiment que le cinéma africain s'auto-produise, cela veut dire qu'il faut poser la question du marché. Et qui pose la question du marché pose tout de suite la question de consommation. Qu'est-ce qu'on consomme et comment on le produit ? Vous savez, quelquefois on doit réfléchir le cinéma comme la vente de la banane et du cacao. C'est vrai que le cinéma, c'est avant tout la culture, l'art, qui ne se marchande pas. Mais en même temps il ne peut pas marcher sans économie de marché, puisque le cinéma demande beaucoup d'argent. Et c'est cet équilibre qui est assez compliqué et complexe à trouver.
C'est aussi ce qui fait que les gouvernements partout dans le monde sont obligés de s'impliquer dans l'économie du cinéma. Dans quasiment tous les pays, on a un centre national du cinéma qui gère de l'argent public pour aider et supporter le cinéma. Et notamment pour aider les films qui sont en difficulté financière, car il y a des films qui arrivent commercialement à s’en sortir. Et puis, on a toujours le maximum en pourcentage qui est en fragilité économique, partout à travers le monde, ce n'est pas seulement le Burkina. Sauf qu'au Burkina c'est 100% qui est en difficulté. Il nous faut donc assainir, structurer d'abord, car il s’agit d’un problème structurel.
Qui parle d'économie du cinéma parle de production, de distribution et d'exploitation. Ce sont ces trois niveaux de la chaîne qui se complètent et qui tournent en boucle. Pour produire, il faut de l'argent. Et pour avoir de l'argent, il faut un distributeur qui met les films dans les salles pour les exploiter. Et ces trois maillons de la chaîne doivent donc interagir pour que l'économie se mette en place.
Tantôt je parlais de quoi consommer et de comment fabriquer ce produit à consommer. C'est toute la question des genres de films qu'on fait aussi parce que l'un ne va pas sans l'autre. C'est à dire que pour parler d'économie ou pour parler de création d'économie du marché et d'économie du cinéma, il faut réfléchir à la question de la consommation du public, quel genre de film on fait pour attirer notre public dans nos salles, pour avoir leur argent pour faire d'autres films.
Et cela pose la question fondamentale de la création et de l'identité qui est le thème d'ailleurs du festival d'aujourd'hui : « Cinéma et identité culturelle ». Ce qui veut dire que nous devons raconter nos histoires, des histoires qui nous ressemblent. Nous devons construire notre identité à travers le cinéma car l'identité se construit. L'identité ce n'est pas quelque chose qui tombe du ciel comme le disait Joseph Ki Zerbo, l'identité se construit. Aujourd’hui on est décomplexé, on peut assister à la naissance d'un cinéma qui nous ressemble, qui ressemble aux jeunes, qui ressemble aux cinéphiles et qui peut créer leur engouement pour aller dans des salles de cinéma. Il faut inventer notre économie pour que les jeunes qui arrivent, produisent des films qui soient consommés par les gens d'ici et que l'argent qu'ils récupèrent soient réinvestis dans le cinéma. C'est ce qu'on doit faire pour vraiment rentrer dans un cas d'économie du cinéma un peu cohérent.
CF : Parlant de financement du film, quel a été le budget de votre dernier film, Katanga ? Parlez-nous de son processus de financement.
D.K. : Le film a un budget d'un million d'euros, c'est-à-dire 650 millions de francs CFA environ. Il a été financé en partie par l'État burkinabè, l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) et par d’autres structures. C'est le domaine du producteur, il sera mieux placé pour donner certains détails que moi je ne connais pas.
CF : Alors parlons du processus de financement, avez-vous réussi à mobiliser l’argent pour le film ?
D.K. : Si on avait un million d'euros, on aurait pu faire le film comme on avait prévu. Mais il se trouve qu'on ne les a jamais quasiment. La particularité de notre cinéma, en tout cas ici au Burkina Faso, est que nous avons des techniciens très aguerris, nous avons des bons comédiens qui sont des passionnés et qui comprennent aussi que nous n'avons pas tout le temps les budgets que nous souhaitons.
Quand je fais mon budget, je mets le salaire des techniciens comme je souhaite les payer. Et je mets les salaires des comédiens, du comédien principal, ce qu'ils auraient dû gagner, normalement, par rapport à ce que je leur demande. Après, à la réalité de ce que j'ai, alors, je vais lui présenter les choses telles qu'elles se présentent et je vais essayer de négocier. Et je vais négocier avec les techniciens qui sont des passionnés et qui comprennent aussi la situation et qui font des sacrifices et qui sont quand même engagés.
Nous arrivons ainsi à quantifier le manque à gagner par l'engagement des acteurs et des techniciens. Ce qui fait que ton film reste au même budget. Ce n'est pas parce que le comédien a accepté de prendre la moitié de ce que je lui dois que je vais dire que mon film coûte la moitié de ce que je lui devais. Non, parce que lui, il a travaillé, c'est comme s'il a investi l'autre moitié dans mon film. C'est comme un don qu'il fait au film, d'une certaine façon. Le film reste donc dans le même budget, sauf que vous arrivez à jongler pour le faire avec moins d'argent. C'est comme cela que ça fonctionne. En réalité, nous avons fait le film autour de 400 millions F CFA au lieu de 600 millions F CFA.

CF : Cela étant, quelle est votre stratégie pour le rentabiliser ?
D.K. : Là encore, je vais en parler un peu, mais c'est le domaine du producteur. Ce qui nous manque aussi parfois, c'est qu'on oublie que le cinéma contient plusieurs corps de métier. Et le producteur, c'est vraiment son boulot de répondre à tout ce genre de questions de telle sorte que le réalisateur se concentre sur l'artistique et sur son film. La façon dont le film va être exploité, diffusé, etc., c'est l'art du producteur.
Pour ce qui nous concerne, au Burkina, les salles de cinéma sont déjà sur leur marque pour lancer Katanga parce qu'ils sentent que ça va fonctionner. Et puis après, dans la sous-région des distributeurs nous ont déjà contactés pour distribuer le film en Afrique de l’Ouest. Maintenant, le FESPACO nous permet de discuter avec des vendeurs et des distributeurs internationaux qui sont tous là, qui ont aussi commencé à nous contacter. Et vu le succès relatif du film, cela va aider, je suppose.
CF : Pour en revenir à la mise en place d’une industrie du Cinéma Africain, nous aimerions bien vous entendre par rapport au rôle que vous pensez que le secteur bancaire, privé, les institutions de financement peuvent jouer.
D.K. : Partout dans le monde, les institutions de financement interviennent dans le cinéma, mais le problème, c'est que nos banques sont frileuses, avec raison. Parce que nos banques prêtent de l'argent et elles ne sont pas sûres de récupérer de l'argent. Nous sommes dans un cas d'économie absurde avec le cinéma où on investit plus qu'on ne reçoit. Pour une banque, ça fait désordre. Je comprends tout à fait que les banques soient frileuses pour nous accompagner.
D'ailleurs, la plupart du temps, quand on aborde les banques, c'est pour faire du mécénat, c'est pour qu'elles viennent à notre secours avec du sponsoring, beaucoup plus que des demandes de crédit. Il se trouve qu'on collabore quand même avec les banques un peu parce que quand on a des financements, par exemple d’organismes internationaux, elles voient quand même sur le dossier qu'on a des conventions avec des institutions, elles acceptent donc d'avancer de l'argent quelquefois.
CF : Dans votre développement à propos de la création d'un écosystème favorable à une industrie cinématographique, vous avez souligné que le film doit être perçu aussi comme un produit commercial, mais ça veut dire aussi que vous, scénaristes, ne devez pas être cantonné seulement sur le côté artistique, vous devez aussi penser business plan…
D.K. : Non, mais il n'y a pas de contradiction en fait. Moi, je fais du cinéma d'auteur. Et le cinéma d'auteur que je fais, je le réfléchis toujours de façon universelle. C'est-à-dire que je raconte des histoires authentiques, des histoires authentiquement africaines qui prennent leurs racines dans mon identité africaine, mais je les veux universelles. C'est-à-dire que mon film, je le tourne en ayant dans mon esprit qu'il va falloir que le japonais puisse le consommer. Et donc, si l'histoire est belle, si je suis authentique, je suis universel.
Nous regardons des films hindous, des films japonais, nous nous identifions aux caractères, pourtant, c'est hyper indien, avec leurs mélodrames, avec leurs chansons et les belles femmes qui dansent et tout ça, c'est 100% indien mais on rentre là-dedans. C'est parce qu'en faisant ça, il joue sur les ficelles qui peuvent m'intéresser. Et donc, moi, je dois faire la même chose. Je dois chercher à vendre, à me vendre dehors.
C'est pour cela qu'il faut du tout pour faire un monde. Moi, je fais du cinéma qui regarde peut-être vers l'extérieur pour aller dehors, pour me montrer dehors. Et puis, il y a des gens qui doivent faire du cinéma populaire pour la consommation des jeunes ici, direct, des trucs populaires où les jeunes se reconnaissent avec leurs histoires du quotidien, etc. et où ils rêvent aussi dans le quotidien, sans prétention d'aller dehors, ce qui aussi parfois suscite moins d'argent que le genre de film que moi, je fais.
Par contre, ce qui a l'avantage de faire travailler régulièrement les techniciens parce que les techniciens vont bosser régulièrement parce qu'il y a du boulot tous les jours avec des films légers qui se font, qui se consomment et qui se rentabilisent, etc. Ce qui les fait bosser et puis à côté de cela, on a des auteurs qui prennent cinq ans pour écrire. Tu prends cinq ans pour écrire ton film, tu ne peux pas rentrer dans un système commercial. Mais il faut du tout pour faire un monde.
CF : Vous voyez le cinéma africain se développer avec ce schéma ?
D.K. : Il faut du tout pour faire un monde. C'est important qu'il y ait du cinéma populaire, c'est important qu'il y ait des films d'auteurs. Le cinéma populaire permet de faire rouler la machine industrielle cinématographique, c'est le secteur populaire qui peut simuler cela. Et puis après, il y a les auteurs qui ont une ambition différente, qui veulent raconter des grandes histoires, prendre leur temps, et qui vont chercher beaucoup plus d'argent. Les choses se recoupent. C'est comme un vase communiquant.
Prenez Nollywood au Nigéria. Il y a un grand cinéma populaire qui fait rouler la machine, ce sont des millions d'argent qui roulent dans cette machine-là. Mais le cinéma d'auteur en profite, directement ou indirectement. Ce sont donc des vases communicants qui sont subtils, ce n'est pas cloisonné. S’il y a un cinéma populaire Burkinabè, qui fait tourner, qui produit de l'argent, si moi j'arrive avec mon film d'auteur, je vais trouver une machine qui roule, des salles de cinéma qui fonctionnent et cela va forcément, d'une façon ou d'une autre, influencer mon travail.
Et puis, je ne fais pas du cinéma dit populaire, mais quand je touche aux fibres, comme ce que j'ai fait avec Katanga, sans avoir la prétention d'être un cinéma populaire, ça reste quand même ouvert à la population, et puis ça apporte une autre couleur. Car, il faut différentes couleurs pour faire un arc-en-ciel.
CF : Quels sont vos conseils aux jeunes réalisateurs qui veulent se lancer dans l'industrie cinématographique ?
D.K. : Je dis qu'il faut d'abord croire en soi-même. Il faut se prendre au sérieux, c'est un métier. Et donc, puisque nous avons parlé de finances, si des jeunes veulent s'intéresser à l'économie du cinéma, il faut qu'ils essaient de comprendre ce que cela signifie, qu'ils fassent des formations. Et ça, on en a besoin, ça manque beaucoup. On forme des réalisateurs, des techniciens.
Mais des producteurs, des distributeurs, etc. on doit en former aussi. Car c'est une technique, c'est des choses scientifiques, il y a des stratégies, plein de choses à connaître.
CF : Actuellement c’est Katanga avec le FESPACO, vous avez certainement d'autres dates ainsi que d'autres projets après Katanga…
D.K. : J'ai l'habitude de dire que je suis superstitieux, que je ne parle pas de mes projets. Tu connais la chanson du rappeur (Rire). Je suis un peu comme lui. Et sinon, Katanga va certainement faire son chemin commercial. Déjà, la semaine suivante du FESPACO, on va le sortir dans les salles ici au Burkina et dans la sous-région. Et puis, on verra ce qui va se passer avec les distributeurs après le FESPACO au niveau international.
Interview réalisée par
Mouni N’GOLO et Ra-Yangnéwindé
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